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Abus fiscal et accroissement d’impôt: une pénalité pour non-respect des objectifs du législateur ?

Peut-on infliger une majoration d’impôt lorsque la taxation résulte exclusivement de la mise en œuvre de la clause anti-abus générale de l’article 344, § 1er CIR 92 ? La question reste sensible, car cette disposition repose sur une construction atypique : elle permet de rétablir l’impôt même en l’absence d'une infraction à la loi fiscale lorsque l'on ne s'est pas conformé aux "objectifs" du législateur.

Deux arrêts récents, rendus à quelques mois d’intervalle par les cours d’appel d’Anvers (17 octobre 2023) et de Liège (5 février 2025), offrent un éclairage convergent. Tous deux appliquent un accroissement d’impôt de 10 % à la suite d’une requalification fondée sur l’article 344, § 1er CIR 92. Tous deux admettent que l’ignorance de la volonté du législateur peut, à elle seule, fonder une déclaration inexacte, au sens de l’article 444 CIR 92. Mais cette rigueur pose question.

Cet article est écrit et diffusé dans le cadre du Tax TV Show du mois de juillet, disponible en live et en replay sur oFFFcourse.



Un schéma classique de « plus-value interne »

Dans l’affaire jugée par la cour d’appel de Liège le 5 février 2025 (rôle n° 2023/RG/917), les contribuables avaient apporté les actions d’une société opérationnelle détenant d’importantes liquidités à une société holding. Celle-ci a perçu deux dividendes successifs de 750.000 EUR, puis procédé à une réduction de capital de 1.500.000 EUR, dont 1.352.400 EUR ont été reversés à l’actionnaire principal sans retenue de précompte. Pour l’administration, cette succession d’actes constituait un abus fiscal, destiné à soustraire à l’impôt des sommes qui auraient normalement été imposées comme dividendes.


La majoration d’impôt est admise

Les contribuables contestaient l’application d’un accroissement de 10 %, au motif que leur déclaration n’était ni inexacte ni incomplète, l’imposition n’ayant pu être établie qu’a posteriori par la requalification opérée sur la base de l’article 344, § 1er du CIR 92.

La cour rejette cet argument : le contribuable est censé tenir compte de l’ensemble du dispositif fiscal, y compris de la disposition anti-abus. Son omission rend la déclaration inexacte au sens de l’article 444 CIR 92, et justifie l’application de l’accroissement.


La confirmation d’une jurisprudence antérieure

L’arrêt rendu par la cour d’appel d’Anvers le 17 octobre 2023 (rôle n° 2022/AR/955) fournit un autre exemple éclairant de la manière dont une opération peut donner lieu à une requalification fiscale sur la base de l’article 344, § 1er, CIR 92, et à une majoration d’impôt sur la base de l’article 444 CIR 92, alors même qu’aucune obligation légale précise n’a été violée dans le chef du contribuable.

Les faits sont à nouveau classiques. Deux associés personnes physiques, A. et X., créent en décembre 2012 une société holding (C...). En février 2013, ils cèdent à cette holding les actions qu’ils détiennent dans leur société opérationnelle, ITA, pour une valeur totale de 989.248 EUR.

La convention de cession prévoit que le prix sera payable « en fonction des capacités financières » de la société acquéreuse. Concrètement, ce prix est inscrit en compte courant, pour moitié au nom de chacun des cédants.

Dans les années qui suivent, ITA verse chaque année des dividendes à sa nouvelle actionnaire (la holding C...), laquelle utilise ces dividendes pour rembourser progressivement les comptes courants de ses fondateurs. À première vue, tout semble conforme aux règles applicables : les dividendes sont versés à la holding sans ponction fiscale et le remboursement de comptes courants est un acte neutre au regard du droit fiscal.

L’administration fiscale adopte une autre lecture. Elle estime que le schéma constitue un abus fiscal, au sens de l’article 344, § 1er CIR 92. Selon elle, la finalité réelle de l’opération est de permettre aux associés initiaux de percevoir les dividendes de leur société d’exploitation sans être soumis à la retenue de précompte mobilier, en les faisant transiter par une structure interposée. Le choix d’interposer une holding, dénuée de toute substance économique, n’aurait d’autre justification que l’évitement de l’impôt.

L’administration invoque l’article 18, alinéa 1er, 1°, CIR 92, qui assimile à des dividendes « tous les avantages accordés aux actions ». Elle soutient que, sans l’interposition de la holding, les distributions auraient été imposables en tant que dividendes dans le chef de A. et X. Le fait d’avoir structuré les flux sous la forme d’un remboursement de comptes courants, consécutif à une vente intragroupe orchestrée, revient selon elle à éluder l’esprit de cette disposition.

La cour d’appel adhère intégralement à cette analyse. Elle constate que :

  • La holding n’a jamais mené la moindre activité économique ;
  • Elle n’a été créée que quelques semaines avant la cession des actions ;
  • Le prix de cession, libellé en compte courant, a été payé exclusivement à mesure des dividendes reçus d’ITA ;
  • La chronologie et les montants des dividendes et des remboursements de comptes courants correspondent étroitement.

L’ensemble des actes (création de la holding, cession différée, distribution de dividendes, remboursement) forme selon elle une chaîne indissociable, poursuivant un objectif unique : permettre une distribution de bénéfices sans imposition dans le chef des associés initiaux. La cour en conclut que l’opération est contraire à l’objectif de l’article 18 CIR 92 et constitue un abus fiscal au sens de l’article 344, § 1er CIR 92.

En conséquence, les remboursements de comptes courants sont requalifiés en dividendes, imposables dans le chef des bénéficiaires.


Une majoration pour déclaration « inexacte »

Mais l’enseignement le plus intéressant – et le plus discuté – de cet arrêt tient à la sanction accessoire.

En effet, l’administration applique une majoration d’impôt de 10 %, sur la base de l’article 444 CIR 92, qui permet de sanctionner toute déclaration incomplète ou inexacte, même sans intention frauduleuse. Cette majoration est validée par la cour, alors même que les contribuables avaient correctement renseigné l’existence des comptes courants et des remboursements. Leur erreur – selon la cour – est de ne pas avoir spontanément déclaré ces montants comme des revenus mobiliers.

La logique est redoutablement simple : si le contribuable met en place un montage dont la seule justification est fiscale, et que ce montage est ensuite neutralisé au titre de l’article 344, § 1er CIR 92, la déclaration initiale devient ex post inexacte. Non pas parce que des faits ont été cachés ou falsifiés, mais parce que la qualification fiscale choisie par le contribuable ne reflète pas la volonté du législateur.

Ainsi, l’article 444 CIR 92 est invoqué non pour sanctionner un comportement manifestement fautif, mais pour punir le fait de ne pas avoir anticipé la requalification.


L’article 344, § 1er, CIR 92 n’est pas une norme d’infraction

Pour assoir sa position, l’administration invoque la circulaire du 4 mai 2012 (Ci.RH.81/616.207 – AGFisc n° 17/2012) qui commente la nouvelle mouture de l’article 344, § 1er, CIR 92 issue de la loi-programme du 29 mars 2012.

Nous n’en faisons manifestement pas la même lecture.

Elle affirme :

« Un contribuable qui enfreint l'article 344, § 1er, CIR 92 (aussi bien l'ancienne que la nouvelle disposition), ne se rend pas coupable de fraude fiscale : bien qu'il y ait l'intention de payer peu ou pas du tout l'impôt, il n'y a aucune infraction à la législation fiscale. »

Cette affirmation, à elle seule, ruine la tentation de faire de l’article 344, § 1er un fondement de répression. Le texte n’a pas pour fonction de qualifier une infraction ou de sanctionner un comportement, mais bien — et uniquement — de neutraliser un montage fiscal contraire à l’esprit de la loi, et d’adapter la base imposable en conséquence. Il s’agit d’un outil probatoire à disposition de l’administration, non d’une norme de conduite à respecter sous peine de sanction.

Cette nature exclusivement procédurale du texte est confirmée à plusieurs reprises dans la circulaire. On peut notamment y lire que :

« L’article 344, § 1er, CIR 92 reste un moyen de preuve […], dont l’application conduit à l’inopposabilité à l’administration. »

Et encore :

« À défaut d’infraction à une disposition légale quelconque, il n’est pas possible de faire usage du délai supplémentaire de 4 ans visé à l’article 354, al. 2, CIR 92 […]. Il n’existe pas d’obligation de dénoncer les faits constatés auprès du Parquet. »

Cette position est d’une clarté remarquable : le recours à l’article 344, § 1er n’emporte ni infraction, ni fraude, ni délai prolongé, ni dénonciation pénale. En l’absence d’infraction textuelle à une règle impérative du Code, aucune majoration ne peut, en principe, être légalement fondée sur le seul constat d’un abus au sens de cette disposition.


Entre objectif fiscal et sécurité juridique : une frontière instable

Les arrêts commentés ici ne se limitent pas à valider des requalifications fiscales sur la base de l’article 344, § 1er, CIR 92. Ils franchissent une étape supplémentaire : celle de considérer qu’une déclaration devient « inexacte » dès lors qu’elle ne traduit pas la volonté implicite du législateur fiscal. Un basculement bascule s’opère, discrètement, de la correction à la répression.

Ce que ces décisions imposent au contribuable, ce n’est plus seulement la connaissance du texte légal applicable – déjà difficile à maîtriser dans un environnement aussi mouvant que le droit fiscal –, mais celle des objectifs du législateur, souvent non écrits, évolutifs, ou indirectement formulés dans des travaux parlementaires anciens, parfois contradictoires. Autrement dit, le contribuable devrait non seulement respecter la loi, mais anticiper son interprétation téléologique future.

On assiste ainsi à un glissement progressif : l’ignorance d’une intention législative supposée devient, en elle-même, un manquement. Ce n’est plus la dissimulation d’un fait ni la transgression d’une règle qui fonde l’accroissement d’impôt, mais le seul fait de ne pas avoir intégré, dans sa déclaration, une lecture de la norme. La faute fiscale n’est plus matérielle ; elle devient conceptuelle.

Or, cette sévérité soulève une réelle difficulté de principe. L’article 344, § 1er CIR 92 n’est pas une règle d’incrimination. Il ne permet pas de qualifier un comportement d’illégal. Il s’agit d’un moyen de preuve, offert à l’administration pour neutraliser des opérations jugées abusives et rétablir l’impôt conformément à l’économie générale de la loi. Ce n’est ni une règle de requalification, ni un fondement autonome de sanction.

Cette distinction est essentielle, car elle structure l’ensemble du dispositif procédural du CIR 92. L’article 344, § 1er ne donne pas ouverture à la prorogation du délai de taxation pour fraude (article 354, § 2, CIR 92), ni à l’application des délais spéciaux de l’article 358 CIR 92. Il ne fonde aucune dénonciation pénale, et ne sanctionne aucune infraction. C’est ce que rappelle expressément la circulaire du 4 mai 2012 : un contribuable qui enfreint l’article 344, § 1er CIR 92 ne se rend coupable d’aucune infraction à la législation fiscale, même s’il agit dans une finalité exclusivement fiscale.

Et pourtant, l’administration et les juridictions entendent aujourd’hui ériger cette neutralisation en faute déclarative, pour justifier l’application d’un accroissement d’impôt sur la base de l’article 444 CIR 92. Ce raisonnement pose problème. Car il revient à considérer que toute opération ultérieurement requalifiée sur la base de l’article 344, § 1er rend rétroactivement inexacte la déclaration initiale, même en l’absence de manquement formel ou matériel. La requalification devient fondement de la pénalité.

Au-delà de la rigueur fiscale, c’est la stabilité des règles et la prévisibilité du droit qui sont en jeu. En imposant aux contribuables de se conformer non seulement aux textes, mais à leur interprétation potentielle, on introduit une incertitude permanente dans la sphère déclarative. Ce brouillage des repères nuit à la sécurité juridique. Il fragilise l’équilibre procédural. Et il altère la confiance des opérateurs économiques dans un système fiscal qu’ils doivent pouvoir lire, comprendre… et prévoir.

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