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Responsabilité de l’État législateur et maintien des effets d’une loi fiscale annulée

Introduction

Le principe de la responsabilité extracontractuelle de l’État législateur est désormais fermement établi en droit belge. Fondé sur les articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil, il permet d’engager la responsabilité de l’État lorsqu’il adopte une norme fautive, soit par la violation d’une norme supérieure, soit par une simple méconnaissance du devoir général de prudence.

L’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2022 a d’ailleurs confirmé que ce seul manquement suffit à caractériser la faute législative.

Ce principe trouve cependant une limite structurelle lorsque l’inconstitutionnalité d’une norme fiscale a été constatée, mais que la Cour constitutionnelle décide d’en maintenir les effets pour une période déterminée.

La question centrale est alors la suivante : peut-on obtenir réparation du dommage fiscal né de l’application d’une loi annulée lorsque la Cour constitutionnelle a choisi de préserver ses effets ?

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 5 septembre 2025 (n° F.24.0060.F) répond clairement : le maintien des effets, en vertu de l’autorité absolue de la chose jugée constitutionnelle, fait obstacle à l’action en responsabilité pour la période qu’il couvre.

I. Le cadre constitutionnel : les articles 8 et 9 de la loi spéciale du 6 janvier 1989

La solution retenue par la Cour de cassation ne peut se comprendre sans rappeler les textes, dont l’importance est décisive.

A. L’article 8 de la loi spéciale

L’article 8 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 dispose :

« Si le recours est fondé, la Cour constitutionnelle]1 annule, en tout ou en partie, la loi, le décret ou la règle visée à (l'article 134 de la Constitution) qui fait l'objet du recours.

(...)

Si la Cour l'estime nécessaire, elle indique, par voie de disposition générale, ceux des effets des dispositions annulées qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement pour le délai qu'elle détermine. »

Cet article institue le pouvoir de modulation temporelle de la Cour constitutionnelle. Il permet au juge constitutionnel non seulement d’écarter la norme irrégulière, mais aussi d’en maintenir les effets, totalement ou partiellement, afin de préserver la sécurité juridique, la continuité de l’ordre juridique ou l’équilibre budgétaire.

B. L’article 9 : l’autorité absolue de la chose jugée constitutionnelle

L’article 9, § 1er, de la même loi prévoit :

« Les arrêts d'annulation rendus par la Cour d'arbitrage ont l'autorité absolue de la chose jugée à partir de leur publication au Moniteur belge »

Deux conséquences en découlent :

  1. L’autorité absolue porte sur toutes les composantes de l’arrêt, y compris la modulation temporelle.
  2. Le juge judiciaire est tenu de respecter non seulement le constat d’inconstitutionnalité, mais aussi la décision de maintenir les effets, sans pouvoir en neutraliser la portée.

C’est précisément sur ce point que se joue la question de la responsabilité du législateur.

II. La position de la cour d’appel de Mons : la persistance du droit à réparation

Le litige tranché par la cour d’appel de Mons le 22 septembre 2023 trouve son origine dans l’instauration, par la loi du 30 juillet 2013, de la Fairness Tax, une cotisation distincte de 5,15 % applicable lors de la distribution de dividendes, destinée à corriger ce que le législateur présentait comme une sous-imposition résultant de l’usage combiné d’avantages fiscaux (intérêts notionnels, pertes reportées, etc.).

Cette cotisation avait toutefois été déclarée inconstitutionnelle par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 1er mars 2018, pour trois motifs principaux :

  • l’existence de différences de traitement injustifiées entre sociétés belges et sociétés étrangères disposant d’un établissement belge ;
  • l’incohérence du mécanisme au regard des principes d’égalité et de non-discrimination (articles 10, 11 et 172 de la Constitution) ;
  • surtout, la violation du principe de légalité de l’impôt (article 170, § 1er, de la Constitution) en raison de l’imprécision de l’assiette et du manque de prévisibilité de la base imposable.

Malgré cette triple censure, la Cour constitutionnelle avait décidé, en vertu de l’article 8, alinéa 3, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, de maintenir les effets des dispositions annulées pour les exercices d’imposition 2014 à 2018, invoquant explicitement les difficultés budgétaires, administratives et contentieuses qu’aurait générées une annulation rétroactive intégrale.

C’est dans ce contexte qu’une société ayant acquitté la Fairness Tax a introduit une action en responsabilité contre l’État belge, estimant que la faute législative devait ouvrir droit à réparation, nonobstant la décision de maintien.

La question soumise à la cour d’appel de Mons ne portait donc plus sur l’existence de la faute — définitivement acquise du fait de l’arrêt d’annulation — mais sur la portée juridique du maintien des effets : ce maintien empêche-t-il ou non l’indemnisation du contribuable ?

La cour d’appel adopte une lecture dissociant strictement le contrôle constitutionnel du régime de la responsabilité civile. Elle considère que :

  • le maintien des effets poursuit des finalités propres (sécurité juridique, stabilité budgétaire, gestion du contentieux) qui ne visent pas à régir la responsabilité civile de l’État ;
  • le lien causal entre l’adoption de la loi inconstitutionnelle et le paiement de l’impôt demeure intact, selon la théorie de l’équivalence des conditions : sans la loi fautive, aucun prélèvement n’aurait été opéré ;
  • aucune disposition légale — ni l’article 8 lui-même, ni aucune règle fiscale — n’impose que la charge de la cotisation perçue pendant la période de maintien doive rester définitivement à la charge du contribuable.

De ces éléments, la cour d’appel déduit que le maintien des effets n’éteint ni la faute, ni le lien causal, ni le droit à réparation. Elle estime qu’il serait excessif d’interpréter l’article 8 comme offrant à l’État une immunité civile indirecte. En conséquence, elle condamne l’État belge à rembourser intégralement la cotisation litigieuse.

Cette position s’inscrit dans une vision selon laquelle la modulation prononcée par la Cour constitutionnelle ne saurait priver le citoyen de son droit à réparation lorsque la faute du législateur est certaine.

III. L’arrêt de la Cour de cassation du 5 septembre 2025 : le maintien des effets comme cause juridique irréfragable

La Cour de cassation adopte un raisonnement inverse, fondé exclusivement sur les articles 8 et 9 de la loi spéciale.

Elle affirme que :

  • Le maintien des effets décidé par la Cour constitutionnelle fait partie intégrante de l’arrêt d’annulation, couvert par l’autorité absolue de la chose jugée au sens de l’article ;
  • Pendant la période de maintien, la norme annulée demeure un titre juridique valable : elle continue à produire des effets légaux, bien qu’inconstitutionnelle en principe ;
  • Le dommage fiscal né durant cette période a pour cause juridique directe l’arrêt de la Cour constitutionnelle, et non la loi fautive.

Dès lors :

Il est impossible d’engager la responsabilité du législateur pour un impôt perçu sur la base d’une loi annulée, mais dont les effets ont été maintenus.

En ordonnant la réparation du dommage fiscal né pendant la période 2014–2018, la cour d’appel de Mons a donc violé les articles 8 et 9 de la loi spéciale.

IV. Conclusion

L’arrêt du 5 septembre 2025 apporte une clarification décisive : lorsque la Cour constitutionnelle maintient les effets d’une loi annulée, cette décision — couverte par l’autorité absolue de l’article 9 — fait obstacle à toute action en responsabilité visant un dommage né pendant la période de maintien.

L’enseignement est net : le droit commun de la responsabilité cède devant l’autorité absolue du maintien des effets.

Le mécanisme de modulation temporelle n’est pas un simple aménagement technique : il constitue un pouvoir constitutionnel autonome, visant à protéger l’ordre juridique dans sa continuité. Permettre une indemnisation pour la période couverte par le maintien reviendrait à annuler indirectement la décision de la Cour constitutionnelle.

La responsabilité de l’État législateur subsiste en principe ; mais elle est neutralisée pour la période où la Cour constitutionnelle a décidé de maintenir les effets de la norme.

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